Le scandale des enlèvements illégaux des fourrières
Les véhicules de la fourrière arpentent nuit et jour les boulevards des grandes agglomérations. La consigne est donnée aux chauffeurs : sus à l’automobiliste mal stationné ! Un mal nécessaire ? Sûrement. Des pratiques toujours licites ? Rien n’est moins sûr.
Rapides et maniables, ce sont principalement des petits 4×4 qui veillent au grain dans les centres urbains. Equipés d’un panier de levage articulé, ils soulèvent avec une déconcertante facilité n’importe quel véhicule mal garé. Grâce à leur gabarit compact, ils évoluent au mieux dans la circulation et, détail d’importance, s’engouffrent sans peine dans les parkings étroits ou souterrains des préfourrières. Rien ne vaut l’efficacité de telles “abeilles”.
Des privés au service de l’Etat
Les préfets confient ce marché à des sociétés privées, sur le principe de la délégation de service public. Un très bon moyen pour l’Etat de se décharger des problèmes de fonctionnement du système, et un très très bon moyen d’aiguiser la hargne du fourriériste, qui se rémunère sur le nombre de véhicules enlevés. Rien de répréhensible a priori sachant que sont ici sanctionnées des infractions au code de la route. Pour autant est-ce une raison suffisante pour confondre juge de paix et chasseur de primes ? Car l’affaire prend des tours et des détours forts différents selon que vous habitez Marseille, Lyon ou Champigny- sur-Marne (94). Bon an mal an, on dénombre environ 700 mises en fourrière par jour à Paris (2,2 millions d’habitants) contre 70 seulement pour le département du Val-de-Marne (1,3 million d’habitants). Notez par ailleurs que le montant à payer pour récupérer son auto s’avère plus élevé dans les villes de plus de 400 000 habitants. D’autre part, si l’on admet que code de la route et code pénal oeuvrent pour le bien de tous, les fourrières auraient elles-mêmes à craindre le glaive de la justice…
On s’arrange avec les règles ?
Avec cette enquête vous allez découvrir les failles juridiques d’un système qui tourne à plein régime. A Paris, les PV d’enlèvements tombent parfois au rythme d’une voiture enlevée toutes les deux minutes. Or, la simple lecture des textes de loi éclaire sur l’illégalité d’une bonne part de ces mises en fourrière quotidiennes. Pourtant, en haut lieu, on évite d’y regarder de trop près, alors même que forces de l’ordre, dépanneurs, gardiens de fourrière savent tous pertinemment que les règles sont bafouées. Et pour cause, tous connaissent les limites techniques et légales d’une si secrète “carte blanche”. Explications.
Une loi très évasive
Dès que l’on se penche sur les textes réglementaires, divers problèmes surgissent. Flou juridique, contradictions, contraintes opérationnelles… Dans certains cas, la procédure d’enlèvement devient aussitôt particulièrement contestable.
1. D’office, un métier au cadre flou
Toute opération de remorquage est régie par l’arrêté du 30 septembre 1975. Ce texte, pas tout jeune, fixe avant tout le cadre réglementaire de la profession de dépanneur. Il y est fait état du mode opératoire d’un dépannage dit “relatif à l’évacuation des véhicules en panne ou accidentés”. Et la fourrière, on en parle où ? Le problème : cet arrêté de 1975 ne reconnaît en fait absolument pas l’évacuation d’un véhicule mal garé ! Une mise en fourrière n’a en effet rien à voir avec une panne ou un accident de la route. Au passage, si un incident majeur survenait lors de ces opérations d’enlèvement, n’importe quelle juridiction ne manquerait pas de souligner cette étrange attribution de compétences… Mais, au fil du temps, l’usage a voulu que soit acceptée cette dérive juridique. Les professions de dépanneur et de fourriériste ont été considérées comme ne faisant qu’une. Dès lors, c’est bien l’arrêté de 1975 qu’il faut appliquer. Appliquons-le et passons au point n° 2.
2. Des restrictions catégorielles
L’article 7 de ce fameux arrêté de 1975 précise que “tout véhicule de remorquage […] doit être pourvu d’une autorisation du préfet de mise en circulation délivrée sous la forme d’une carte blanche barrée de bleu” (voir ci-dessous). Cet indispensable sésame s’obtient après en avoir fait la demande auprès des Dreal * (Driee ** en Ile-de-France). Cette carte fait état de diverses mentions administratives (propriétaire, immatriculation, poids…) et permet de répertorier les dépanneuses en quatre catégories : A, B, C, E. Chaque catégorie s’y voit signifier ses limites (poids maxi à tracter, rayon d’action) en termes de remorquage. En cas de souci de conformité, les services gouvernementaux doivent, en principe, s’opposer à la délivrance de la carte blanche. Dans les faits, et puisque leurs responsables sont nécessairement au courant des choses, on autorise ouvertement les dirigeants de fourrière à utiliser des véhicules non adaptés à la situation. La preuve avec les points 3 et 4.
3. Pas plus de 1 800 kg en remorque
Les “dépanneuses” de la fourrière qui nous préoccupent aujourd’hui relèvent de la catégorie A : cellequi distingue ces agiles petits 4×4 des plus grands camions plateaux (catégorie B ou C). Le Toyota Land Cruiser ou le Land Rover Defender visibles sur les photos ci-contre sont deux modèles représentatifs de cette catégorie, et les plus utilisés. Le problème : une catégorie A n’a pas le droit de remorquer un véhicule d’un poids total autorisé en charge (PTAC) supérieur à 1 800 kg ! L’article 6 de l’arrêté de 1975 se révèle très explicite sur les possibilités des catégories A : “véhicule permettant de remorquer un autre véhicule d’un poids total autorisé en charge inférieur ou égal à 1 800 kg”. Léger souci, la plupart des autos actuelles dépassent allègrement ce PTAC. Cela freine-t-il les fourrières ? Voyez ci-contre…
Autre injonction de la loi : interdiction de dépasser 60 km/h durant le remorquage. Course au rendement oblige, nous avons constaté que cette limite n’était guère respectée et ne l’avons jamais vue sanctionnée.
4. Parfois limité à 500 m et 25 km/h
En fonction de sa date de mise en circulation et de son équipement, une petite dépanneuse de catégorie A peut aussi intégrer la catégorie E et devient alors A-E. Cela concerne “les véhicules spécialisés dans les opérations de dégagement rapide des chaussées” qui leur impose d’être équipés “d’un ou plusieurs dispositifs [engin de levage, chariot, dolly]”. Les dolly en question sont justement les chariots à roulettes dont se servent les fourriéristes pour soulever, déplacer et tracter les autos en infraction. Le problème : la catégorie E n’est pas autorisée à remorquer un véhicule avec roulettes sur plus de 500 m ! Elle n’est censée que le rapprocher d’un camion plateau, qui trop gros, n’aura pu intervenir, dans une rue étroite par exemple.
Et 500 m c’est peu… Durant notre enquête, nous avons maintes fois suivi de tels équipages sur plusieurs kilomètres ! De plus, en configuration E, la loi impose un maxi de 25 km/h. Là encore, on roule bien au-dessus…
5. Des interprétations “pratiques”
Interrogés par nos soins, les plus avertis du monde du dépannage s’offusquent parfois de toutes ces contradictions juridiques. Pour se dire “en règle”, certains se retranchent derrière les possibilités de conduite offertes avec un permis BE (remorque de plus de 750 kg) ou C (poids lourds) et les règles communes du remorquage. C’est oublier un peu vite que, dans ce cas, la prétendue remorque (en l’occurrence une voiture mal garée) devrait posséder un système de freinage indépendant. Condition à laquelle elle ne peut aucunement répondre. D’autres, empêtrés dans les textes, concluent (à tort) qu’une dépanneuse de fourrière tractant un véhicule est aussitôt à considérer comme un ensemble à trois essieux, et donc légal… Un micmac dû à l’absence de textes officiels clairs qui laisse le champ libre à toutes les interprétations.
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Auto Plus N° 1357 – 05.09.2014
Par Eric Boulière
Lisez aussi notre article à ce sujet : Les enlèvements de fourrière sont illégaux.